dimanche 14 septembre 2014

H. Bergson : le clos et l'ouvert

Le clos et l’ouvert, deux termes au cœur de la distinction bergsonienne entre obligation « naturelle » (sociale) et morale complète et parfaite.

La société est garante notre sécurité (individuelle, selon la philosophie politique moderne comme chez Hobbes, ou collective en tant qu’elle protège le groupe des agressions extérieures), mais également le lieu effectif de notre vie en commun : nous partageons le même espace social, politique, géographique que nos concitoyens (ou con-sujets), les solidarités de fait s’y développent, notamment par la mise en commun de ressources (via l’impôt et toutes ses applications ou via le partage des forces productives).

Dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, H. BERGSON établit que la première obligation qui a émergé chez l’être humain, de manière naturelle, est l’obligation sociale. Il s’agit là d’une morale « utilitaire » (visant le maximum de bien général, quitte à sacrifier quelques individus pour l’optimum social), qui se soutient grâce « à un substratum d’activité instinctive primitivement établi par la nature, où l’individu et le social sont tout près de se confondre. L’homme fait corps avec la société ; lui et elles sont absorbés ensemble dans une même tâche de conservation individuelle et sociale ». C’est justement parce que l’homme est intelligent et doué de libre-arbitre que des obligations sociales, transmises par la société (éducation, contrôle social) sont nécessaires selon H. BERGSON pour assurer la cohésion et l’existence même de la société, et par elle de l’espèce humaine. Et d’ajouter : « le sentiment qui caractériserait la conscience de cet ensemble d’obligations pures, supposées toutes remplies, serait un état de bien-être individuel et social comparable à celui qui accompagne le fonctionnement normal de la vie [1]».

Cette première morale est puissante car immanente à la société, nécessaire car elle vise le bien-être du groupe et la cohésion de la société. Elle est cependant « pression », « contrainte », et « close » car n’ayant pour horizon que la société elle-même. C’est à mon sens ce sentiment qui sous-tend si fortement les positions du Front National, au-delà de ses aspects sulfureux. Seulement cette vision tourne en vase clos, avec pour horizon indépassable le groupe d’appartenance et ses intérêts, ainsi qu’une une vision figée et immobile de ses mœurs et de ses habitudes.

A cette première obligation « infra-intellectuelle » car quasi instinctive ou naturelle, s’ajoute morale supérieure, qui est l’ouverture de la « solidarité sociale à la fraternité humaine ». Les deux morales ne sont pas seulement séparées par une différence de degrés (famille > société > humanité) mais également de nature. Plus compliquée à décrire, cette morale est « vécue avant d’être représentée, et ne pourrait d’ailleurs être démontrée si elle n’était d’abord sentie ». Elle est aspiration, intuition et émotion lorsque la première est pression et contrainte. Elle est amour de l’humanité. « L’âme qui s’ouvre est toute à la joie. Plaisir et bien-être sont quelque chose, la joie est toute autre chose ». 

Cet élan qualifié n’a de sens que s’il ne s’arrête pas à la contemplation mais s’incarne dans l’action, via la législation ou via l’exemple. Il n’est pas sans rappeler « l’amour agissant » prôné par le starets des Frères Karamoz.




[1] Les Deux Sources de la morale et de la religion, H. Bergson

Universalisme et culturalisme : le carré dialectique de la différence

L'être humain a sans doute développé le plus haut degré de conscience réfléchie de tout le règne vivant (d’autres espèces ont accès la « conscience de soi » - cf. le test du miroir[1]), mais jamais au même niveau que les hommes). Cette conscience lui donne accès à la liberté (agir sans être mu uniquement par des déterminismes biologiques ou sociaux), donc à l’éthique ou au progrès. Elle l'a également amené à déclaré ou sentir l’égalité en droit(s) de tous les êtres humains.

De cette égalité découle l’universalisme professant un certain nombre de droits et devoirs « naturels » à l'humanité. La revendication de droits humains naturels universels est chère à tous les courants humanistes.

Cependant, la formalisation de ces droits en règles positives s'inscrit toujours dans un contexte historico-social. Par exemple, la déclaration universelle des droits de l'Homme "n'est que" l'affirmation universaliste des droits humains par les penseurs français du 18ème siècle, sous l'influence de la pensée moderne et individualiste des Lumières et de la Révolution américaine. Si nous pouvons nous appuyer sur des périodes et des textes fondateurs (philosophie grecque, Evangiles, siècle des Lumières), nous devons nous interdire la mythification de toute parole, cela même pour garantir le progrès moral et le développement des principes universalistes.

Au-delà du risque de mythification, le courant universaliste comporte également le risque de nier les différences culturelles qui existent au sein de l’humanité : différences pourtant nécessaires puisque l’homme en tant qu’être social et qu’être libre ne peut pas ne pas se distinguer ; différences utiles car permettant le développement de systèmes de pensées, de représentations, de découvertes variées et impossibles dans le carcan d’un modèle unique.

Ainsi, « entre l’universalisme abstrait et réducteur et le relativisme pour lequel il n’est d’exigence supérieure au-delà de l’horizon d’une culture particulière, il convient à la fois d’affirmer le droit à la différence et l’ouverture sur l’universel[2] ».
Nous sommes ainsi placés devant une dialectique entre l’égalité et la différence, l’universel et le particulier » dont le « carré dialectique de la différence culturelle »[3] fournit une synthèse intéressante ainsi que des propositions pour aller de l'avant : 


 Ce carré a été construit autour de la question de l’éducation et de l’enseignement. Il paraît néanmoins généralisable à l’ensemble des relations interculturelles dans sa volonté de trouver un équilibre sain entre égalité et diversité. Les auteurs définissent l’exagération de gauche comme « une insistance exagérée sur les ressemblances, le partage d’une commune humanité, qui engendre de l’indifférence devant les références culturelles qui ne sont pas les siennes », conduisant à une « répression des particularismes culturels ». Et d’ajouter : « l’indifférence aux différences ne conduit qu’à la reproduction des inégalités initiales ».

A l’inverse, « l’insistance exagérée sur la diversité conduit à un culturalisme qui réduit l’individu à sa culture « d’origine », les différences culturelles se trouvant folklorisées et exotisées ».
Pour conclure, le propos ne vise pas à occulter, par un angélisme béat, les difficultés qui peuvent émerger des contacts nécessaires ou voulus entre populations d’origines culturelles différentes. Au contraire, de la même manière que Kant dans Qu’est-ce que les Lumières trouve dans les bas instincts humains la clé même de son développement et du progrès, M. DEOBONO dans Aborder la notion de « droits de l’homme » en classe de français juridique : approche transculturelle ou herméneutique, prône une pratique du dialogue et du conflit entre individus de cultures différentes comme un moyen fécond de parvenir à une vraie rencontre et à une vraie compréhension de l’autre. Ce dialogue potentiellement conflictuel est ainsi l’une des voies permettant un véritable vivre-ensemble et la définition commune, au sein d’une société ou d’un territoire, d’une organisation politique viable, et non pas la juxtaposition d’individus d’appartenances culturelles différentes tentés par le repli communautaire.




[2] Anthropologies de l’interculturalité, A. LAVANCHY, A. GAJARDO, F. DERVIN, L’Harmattan, 2011
[3] Penser l’interculturalité dans la formation des professionnels, l’incontournable dialectique de la différence culturelle,  Tania Ogay & Doris Edelmann

dimanche 18 mai 2014

L'interculturalité

La recherche en sciences sociales sur l’interculturalité met l’accent sur l’importance des interactions, du mouvement, des processus. M. ABDALLAH PRETCEILLE, dans L’éducation interculturelle, souligne « que les différences culturelles sont définies non comme des données objectives à caractère statique mais comme des rapports dynamiques ». Dans la même veine, A. LAVANCHY, A. GAJARDO et F. DERVIN, dans leur introduction à Anthropologies de l’interculturalité »[1] définissent le culturel comme le « produit d’interactions sociales, et non le reflet d’entités préexistantes ».

En effet, d’une part, s’en tenir aux définitions « statiques » évoquées précédemment comporte le risque de « fossiliser » les cultures et de céder à une vision figée et superficielle. Il nous faut ainsi nous garder d’effectuer des comparaisons et des analogies vides de sens et désincarnées entre les cultures, car celles-ci ne présentent un intérêt que limité si elles ne permettent pas de mettre en lumière les structures et mécanismes des sociétés.

D’autre part, en replaçant l’individu au centre des relations sociales, l’approche interculturelle permet de lutter contre un déterminisme culturel dangereux. En effet, chaque individu en quête de connaissance de soi-même et de liberté cherchera à comprendre les ressorts socio-culturels qui l’influencent et à agir selon sa volonté propre. A ce titre d’ailleurs, les relations interculturelles sont un moyen de se rendre compte de son ethnocentrisme et nous permet d’élargir notre connaissance du monde et de nous-même en apportant une perspective différente. M. ABDALLAH-PRETCEILLE nous met en garde contre le danger du déterminisme, qui conduirait à penser qu’un individu de son groupe culturel d’appartenance serait capable de libre-arbitre alors que les Autres, les personnes de culture différente, seraient « agies par leur culture, tout comportement étant la conséquence de leur culture et dictée par elle ». 

Il est certes évident que les déterminants culturels existent, mais toute analyse d’une action individuelle ou sociale doit être réalisée selon une grille de lecture pluri-causale, incorporant également les données économiques, sociales, psychologiques, etc… 

Enfin, une culture est mouvante, non seulement en raison des échanges qu’il peut y avoir entre cultures, mais également parce que  « l’individu n’est pas seulement le produit de ses appartenances, il en est aussi l’auteur, le producteur, l’acteur » (M. ABDALLAH-PRETCEILLE). Par conséquent, la culture ne peut plus être considérée comme une simple série de traits, mais doit être regardée comme une construction à la fois « pratique », l’homme étant producteur de sa propre culture, mais également « mentale », la culture étant également une structuration mentale. Il ne peut être nié que la culture possède une réalité objective puisque nous pouvons identifier des différences culturelles, mais l’appel à la culture n’est pourtant pas neutre puisqu’il est à la fois fédérateur au sein de ceux qui s’en prétendent les membres, mais potentiellement séparateur en ce qu’il renvoie autrui à son altérité, et parfois dans les discours à son altérité indépassable (un « immigré intégré » reste ainsi pour celui qui tient ce propos avant tout un immigré).

Ainsi, l’approche interculturelle remet l’individu au centre de la relation en identifiant l’élément culturel comme l’une, parmi d’autres, de ses caractéristiques. A. LAVANCHY, A. GAJARDO et F. DERVIN, dans leur introduction à Anthropologies de l’interculturalité », définissent dès lors l’éthique comme « cette rencontre de l’Autre comme Autre qui s’appuie sur une exigence de la liberté d’autrui et sur le respect de sa complexité, de sa non-transparence, de ses contradictions ».



[1] Recueil d’articles sur le thème de l’interculturalité, sous la direction de A. LAVANCHY, A. GAJARDO, F. DERVIN, L’Harmattan, 2011

dimanche 13 avril 2014

Les cultures : unicités et dynamiques


C. LEVI-STRAUSS dans Race et histoire : « la diversité des cultures humaines ne doit pas inviter à une observation morcelante ou morcelée. Elle est moins fonction de l’isolement des groupes que des relations qui les unissent ».

Cette remarque tient en effet, selon lui, à ce que la diversité des cultures peut être due à deux éléments : l’isolement d’un groupe social, qui évolue seul et sans lien avec les autres groupes sociaux et donc construit une culture propre, mais aussi et surtout la proximité des groupes qui les conduise au désir de se distinguer, d’être soi. Cette affirmation identitaire se réaliserait alors par opposition avec les groupes proches.

En effet, la plupart des sociétés humaines sont en contact, et nous serions tentés de dire, de plus en plus. Dans le même opus, C. LEVI-STRAUSS voit d’ailleurs dans la collaboration, inconsciente ou non, l’explication des grandes avancées technologiques et intellectuelles réalisées par les sociétés. Comment ne pas le lui accorder lorsque l’on se retourne sur le passé : la civilisation arabo-musulmane du VIIIème au XIIème siècle n’a-t-elle pas connu son apogée grâce à l’extraordinaire union des cultures phéniciennes, perses, chaldéennes, égyptiennes conquises, ainsi que des cultures chinoises ou surtout grecques ou indiennes qui les bornaient ? Et ce type d’exemple pourrait se multiplier à l’envi.

Alors, et comme nous y invite A. JACQUARD[1], aimons nos différences. Mais sans nous tromper sur la nature de celles-ci. En effet, si A. JACQUARD ne renie pas complètement, en soi, la notion de race, comme une tentative de classification inhérente à la pensée humaine, il la remet en cause dans le cas de l’espèce humaine car « les groupes humains n’ont jamais été séparés durant des périodes suffisamment longues pour qu’une différenciation génétique ait pu se produire ». Et d’ajouter : « ce n’est pas entre les groupes mais entre les individus que nous constatons la plus grande diversité ».

Dès lors, la différenciation entre groupes humains existe, mais elle ne peut être que sociale. Ou, pour reprendre M. CAHEN[2] : « l’identité ethnonationale certes relève de l’imaginaire […], mais l’imaginaire ne saurait être confondu avec l’inexistant ». Il relève ainsi que le « primordialisme [l’attitude consistant notamment à justifier la différenciation ethnique sur des critères biologiques et génétiques] insiste non seulement sur la question des origines, dont tout chercheur en sciences sociales sait qu’elle est mythique, mais aussi sur le maintien immuable de certaines caractéristiques. […]. [Malgré] le métissage permanent, le lien aux formations sociales, enfin le fait que les identités ne sont pas un état mais une trajectoire, il n’en reste pas moins que dans la conscience des leurs individus porteurs, elles sont ressenties comme un état : les ethnies et les nations ont la plupart du temps la sensation d’exister depuis toujours et fabriquent leurs traditions ».

Ainsi nos différences sont une richesse certes, mais la nature de celles-ci et le sentiment d’appartenance ne peuvent être fondés sur une « essence » du groupe. Ils résultent d’une construction qui, à ce titre, est dynamique.
Et si nous voulions pousser la réflexion sur les relations entre ethnies, nations et Etat, nous pourrions nous reporter aux publications de M. CAHEN qui, en tant que spécialiste de l’Afrique lusophone, nous éclaire sur nos propres sociétés en portant le regard sur la situation ethnico-politique de l’Afrique.



[1] Eloge de la Différence, la génétique des hommes, Albert JACQUARD. A. JACQUARD fut directeur du service génétique de l’INED (Institut National d’Etudes Démographiques).
[2] La nationalisation du monde, Europe, Afrique, l’identité dans la démocratie, M. CAHEN, L’Harmattan

vendredi 28 février 2014

La culture comme écarts différentiels

En évoquant la culture, C. LEVI-STRAUSS affirme « qu’il y a toujours un écart différentiel qui ne peut être comblé ». Provenant de l’un des plus grands ethnologues et penseurs du XXème siècle français, cette humilité quasi-socratique est un rappel à la modestie dans la connaissance de l’Autre.

Nos préjugés ethnocentriques, dans un sens ou dans l’autre, induisent toujours une difficulté de compréhension de l’Autre, d’autant plus que les cultures sont éloignées et que leurs références sont distantes. Dans La Pensée Sauvage, C. LEVI-STRAUSS met par exemple l’accent sur les modalités de représentation de la société des peuples dits totémiques, fondant leur vision du monde et leurs représentations sociales sur une analogie avec la nature. Cette représentation sociale et cette conception du monde induisent nombre d’incompréhensions dans nos sociétés occidentales qui elles se définissent plus par rapport à l’histoire et à une vision du progrès.

Egalement pour illustrer le propos, Michel SAUQUET se réfère à une légende chinoise qui illustre la propension de chacun à percevoir le monde à travers ses propres références culturelles : « un poisson demande à un ami crapaud de lui raconter la terre ferme. […] Le crapaud lui explique longuement la vie sur terre. […] et à la fin, il demande au poisson de lui répéter ce qu’il vient de dire. Et le poisson de répondre : «Drôles de poissons, dans ton pays ! Si je comprends bien, il y a des poissons qui volent, les grains de poisson sont mis dans des sacs, et on les transporte sur des poissons qui sont montés sur quatre roues ». 

Ainsi, sans nier notre identité humaine, il semble bien que les sociétés ont adopté une conception du monde, du collectif, de la nature, de l’univers, du temps, de la place de l’homme en son sein (parler de place de l’homme nous fait déjà basculer dans une perception humano-centrée plutôt « occidentale »), très différentes, qui peuvent provoquer des incompréhensions, voire de la violence.
Cette remarque ne doit pour autant être un renoncement à la rencontre de l’Autre, mais au contraire une lucidité sur les déductions ou les conclusions que chacun pourra tirer. D’ailleurs, cette citation de C. LEVI-STRAUSS sur les écarts différentiels a été utilisée par C. ALBANEL, alors ministre de la Culture, en introduction du dossier sur la diversité culturelle[1] comme un appel au dialogue et à la compréhension de l’Autre, élans qui sont au cœur de l’approche interculturelle et des ambitions du projet OWIWO.

Dès lors, le propos de C. LEVI-STRAUSS résonne comme un appel à la remise en question : nous sommes des animaux culturels et à ce titre enclins à l'ethnocentrisme. L'approche interculturelle est alors source de richesse humaine et intellectuelle, notamment dans notre compréhension du monde, de notre monde. Rien n'est moins faux et irritant que ce stupide adage selon lequel "le monde serait petit", prononcé idiotement lorsque nous croisons une personne de notre sphère culturelle dans une manifestation de notre monde social, alors même que nous éprouvons les pires difficultés à rencontrer ceux qui ne sont pas "nous".

Enfin, cette différenciation entre le "nous" et "l'Autre" est elle-même une construction sociale et psychologique. Une construction à laquelle nous ne pouvons échapper étant ce que nous sommes, des animaux culturels. P. BOURDIEU insistait  par exemple sur l’importance de l’écart (encore une fois) dans la définition de la culture, en argumentant que la « culture est la capacité à faire des différences. L’aptitude à distinguer, à ne pas confondre, à ne pas amalgamer ». On se trouve là sur une dimension plus large des écarts que celle citée précédemment, car liée à la capacité humaine à classer, à classer non seulement les éléments naturels, mais également à se classer eux-mêmes, en tant que groupes sociaux distincts.




[1] http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/documents/cr114-115_p4-5.pdf

dimanche 5 janvier 2014

Multiplicité des cultures

La culture ainsi définie apparaît comme un élément central de la construction identitaire individuelle et collective. Cependant, si en cette époque où l’attention publique se porte sur le débat sur l’immigration, les roms ou le choc des civilisations fait vendre, il ne faut pas occulter ou minimiser la complexité de cette notion d’identité culturelle.

En effet, tout d’abord, au même titre qu’une ethnie est une construction sociale nourrissant un sentiment identitaire et culturel, M. CAHEN[1], d’obédience marxiste, met l’accent sur la force de la notion de classe sociale dans la construction identitaire (ex : la classe des ouvriers), de manière complémentaire à celle de culture vue comme distance géographique entre nations. Cette question soulève naturellement le débat sur ce qu’est une conscience de classe, mais l’objectif ici est surtout d’élargir la vision sur ce qui fournit des « traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social », pour reprendre la définition de la culture de l’UNESCO citée précédemment. En effet, les dimensions sexuelles, générationnelles, professionnelles, régionales, religieuses peuvent également, au moins partiellement, répondre aux définitions citées dans le deuxième post.
Par ailleurs, la culture ressemble presque à un ensemble de poupées russes. De fait, nous pouvons être attachés à plusieurs couches : celle de son village, de sa ville, de sa région, de son pays, voire une couche européenne ou encore « occidentale », et tout cela en même temps, à des degrés divers.
Enfin, en évoquant rapidement la notion d’identité, nous sommes naturellement portés à nous questionner sur son origine, ainsi que sur ce qui guide nos parcours. S’il est compliqué de distinguer clairement ce qui provient de déterminismes (social, culturel, de genre, …) et ce qui relève du choix et de la liberté, P. BOURDIEU utilise l’intéressant concept d’habitus, défini comme « un ensemble de dispositions durables, acquises, qui consiste en catégories d’appréciation et de jugement et engendre des pratiques sociales ajustées aux positions sociales »[2]. Cet habitus fonctionne comme un subconscient, qui permet à un individu dans une position sociale, d’agir la plupart du temps dans l’espace social conformément à ce que celui-ci requiert et demande : « comment ne pas reconnaitre en effet que les « choix » du « sujet » « libre » et « désintéressé » qu’exalte la tradition ne sont jamais totalement indépendants de la mécanique du champ, donc de l’histoire dont il est l’aboutissement et qui reste inscrite dans ses structures objectives et, à travers elles, dans les structures cognitives, les principes de vision et de division, les concepts, les théories, les méthodes mis en œuvre, jamais totalement indépendants de la position qu’il occupe dans ce champ »[3]. Mais le degré auquel un habitus est « systématique et constant dépend des conditions sociales de sa formation et de son existence » : un habitus n’est pas un déterminisme implacable et immuable.
Ainsi, nous sommes guidés par nos prédispositions qui sont le fruit d’interactions avec le monde social. L’habitus rend possible la vie en société. Il ne nous est pas nécessaire, comme dans un contexte culturel fondamentalement différent, de réapprendre toutes les règles sociales en permanence. Mais l’habitus a également une influence sur nos processus cognitifs qui peut conduire à l’incompréhension culturelle, car son aspect « naturel » nous fait oublier à quel point notre vision du monde est issue d’un contexte social, historique, culturel donné. Nous le remarquons par exemple avec la question des roms : il n’est pas illogique que la rencontre d’une part des individus éduqués par un Etat-Nation et sur les principes de liberté individuelle et d’autre part des populations nomades où le rôle de la communauté est central fasse naître des tensions. Nous rentrons là au cœur du sujet de l’interculturalité, qui sera développé par la suite, et qui est l’un des éléments de la démarche du projet Owiwo.

Au passage, un Ted'x sur les roms qui, même si on peut discuter 2/3 détails, reste très intéressant :
Ted'X : Les Roms, derniers porteurs de notre culture d’origine




[1] M. CAHEN, La nationalisation du monde, L’Harmattan, 2010
[3] P. BOURDIEU, Méditations pascaliennes

lundi 2 décembre 2013

Cohérence et relativité des systèmes culturels


M. ABDALLAH-PRETCEILLE[1] attache à la culture une double fonction : « une fonction ontologique, qui permet à l’être de se signifier à lui-même et aux autres, et une fonction instrumentale, qui facilite l’adaptation aux environnements en produisant des comportements, des attitudes ».
Peut-être en raison de cette deuxième fonction, peut-être en raison de sa nature propre, la culture constitue une unité cohérente qui influence notre rapport au monde.
Etudiant les peuples primitifs, C. LEVI-STRAUSS a en effet souligné la cohérence des systèmes culturels. Dans La Pensée Sauvage, il met en lumière combien les aspects matériels (échanges économiques organisation du camp, patronymie, ...) sont liés à la vision cosmologique de l'univers des tribus. Structuration sociale, rapports matériels, spiritualité, ces différents éléments d'une culture ne peuvent s'analyser séparément.
Ce qui est  vrai pour les peuples primitifs s'applique également à nos sociétés. Il serait en effet dérisoire de critiquer notre système politique sans comprendre qu'il fait partie d'un système : la séparation entre le citoyen et l'individu, qui conduit à fonder la démocratie sur la représentation et non plus sur un exercice direct du pouvoir, est intrinsèquement lié à l'avènement de l'humanisme et de la liberté individuelle depuis le XVIIème siècle. Benjamin CONSTANT[2] affirmait ainsi que "le but des Modernes (au sens historique, c'est à-dire de la Renaissance  à la Révolution industrielle) est la sécurité dans les jouissances privées ; et ils nomment liberté les garanties accordées par des institutions à ces jouissances". Consacrant le primat de la liberté individuelle et de la valeur de l’être humain, nos sociétés ne peuvent que préférer le commerce à la guerre, la représentation à l'exercice constant du politique, le travail individuel à l'esclavage, l'autonomie à la solidarité mécanique des sociétés anciennes. L'affirmation de la liberté individuelle induit tout un système culturel cohérent qui ne peut se comprendre que dans sa globalité.
Et si parfois nous sous-estimons les effets systémiques des systèmes culturels, il nous est également difficile de concevoir l'influence culturelle sur nos systèmes de pensées qui le fondent. Pourtant, il semble bien que notre représentation de la réalité soit influencée par notre culture. A ce titre, Benjamin Lee WHORF, dans Linguistique et anthropologie[3], dira même que « nous disséquons la nature suivant des lignes tracées d’avance par nos langues maternelles. […].Le fait que les langues découpent la nature de diverses manières devient patent. La relativité de tous les systèmes conceptuels, y compris le nôtre, et leur dépendance à l’égard de la langue deviennent manifestes ».
Dans cette perspective, l’écrivain et philosophe Roger-Pol DROIT apporte d’ailleurs le témoignage suivant[4] : « chaque langue opère un découpage spécifique de la réalité, et met en œuvre des schémas qui lui sont propres. […].J’ai dû m’initier à d’autres langues, en particulier le sanskrit, pour découvrir de nouveaux paysages mentaux. Il m’a fallu quitter une certaine terre natale pour entrevoir des perspectives différentes ».
 
 

 




[1] M. ABDALLAH-PRETCEILLE, L’éducation interculturelle, Paris, P.U.F., « Que Sais-je ? », 2004
[2] Benjamin CONSTANT, Discours prononcé à l’Athénée Royal de Paris en 1819
[3] Cité dans Aux sources de la Civilisation européenne, Henri-Jean MARTIN, 2008
[4] Magazine CLES, octobre/novembre 2013