vendredi 28 février 2014

La culture comme écarts différentiels

En évoquant la culture, C. LEVI-STRAUSS affirme « qu’il y a toujours un écart différentiel qui ne peut être comblé ». Provenant de l’un des plus grands ethnologues et penseurs du XXème siècle français, cette humilité quasi-socratique est un rappel à la modestie dans la connaissance de l’Autre.

Nos préjugés ethnocentriques, dans un sens ou dans l’autre, induisent toujours une difficulté de compréhension de l’Autre, d’autant plus que les cultures sont éloignées et que leurs références sont distantes. Dans La Pensée Sauvage, C. LEVI-STRAUSS met par exemple l’accent sur les modalités de représentation de la société des peuples dits totémiques, fondant leur vision du monde et leurs représentations sociales sur une analogie avec la nature. Cette représentation sociale et cette conception du monde induisent nombre d’incompréhensions dans nos sociétés occidentales qui elles se définissent plus par rapport à l’histoire et à une vision du progrès.

Egalement pour illustrer le propos, Michel SAUQUET se réfère à une légende chinoise qui illustre la propension de chacun à percevoir le monde à travers ses propres références culturelles : « un poisson demande à un ami crapaud de lui raconter la terre ferme. […] Le crapaud lui explique longuement la vie sur terre. […] et à la fin, il demande au poisson de lui répéter ce qu’il vient de dire. Et le poisson de répondre : «Drôles de poissons, dans ton pays ! Si je comprends bien, il y a des poissons qui volent, les grains de poisson sont mis dans des sacs, et on les transporte sur des poissons qui sont montés sur quatre roues ». 

Ainsi, sans nier notre identité humaine, il semble bien que les sociétés ont adopté une conception du monde, du collectif, de la nature, de l’univers, du temps, de la place de l’homme en son sein (parler de place de l’homme nous fait déjà basculer dans une perception humano-centrée plutôt « occidentale »), très différentes, qui peuvent provoquer des incompréhensions, voire de la violence.
Cette remarque ne doit pour autant être un renoncement à la rencontre de l’Autre, mais au contraire une lucidité sur les déductions ou les conclusions que chacun pourra tirer. D’ailleurs, cette citation de C. LEVI-STRAUSS sur les écarts différentiels a été utilisée par C. ALBANEL, alors ministre de la Culture, en introduction du dossier sur la diversité culturelle[1] comme un appel au dialogue et à la compréhension de l’Autre, élans qui sont au cœur de l’approche interculturelle et des ambitions du projet OWIWO.

Dès lors, le propos de C. LEVI-STRAUSS résonne comme un appel à la remise en question : nous sommes des animaux culturels et à ce titre enclins à l'ethnocentrisme. L'approche interculturelle est alors source de richesse humaine et intellectuelle, notamment dans notre compréhension du monde, de notre monde. Rien n'est moins faux et irritant que ce stupide adage selon lequel "le monde serait petit", prononcé idiotement lorsque nous croisons une personne de notre sphère culturelle dans une manifestation de notre monde social, alors même que nous éprouvons les pires difficultés à rencontrer ceux qui ne sont pas "nous".

Enfin, cette différenciation entre le "nous" et "l'Autre" est elle-même une construction sociale et psychologique. Une construction à laquelle nous ne pouvons échapper étant ce que nous sommes, des animaux culturels. P. BOURDIEU insistait  par exemple sur l’importance de l’écart (encore une fois) dans la définition de la culture, en argumentant que la « culture est la capacité à faire des différences. L’aptitude à distinguer, à ne pas confondre, à ne pas amalgamer ». On se trouve là sur une dimension plus large des écarts que celle citée précédemment, car liée à la capacité humaine à classer, à classer non seulement les éléments naturels, mais également à se classer eux-mêmes, en tant que groupes sociaux distincts.




[1] http://www.culture.gouv.fr/culture/editions/documents/cr114-115_p4-5.pdf